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Biodiversité (2/2) : pourquoi les années 2021-2022 sont décisives

Climat
ParticulierProfessionnel
Publié le 24 novembre 2021
par Pugnat Marin

Entre la parution du rapport du GIEC en août et la COP26 en novembre, cette année semble être celle du climat. Pourtant, la séquence est tout aussi décisive pour une autre crise environnementale majeure : celle de la biodiversité. Dans cet article, on vous explique pourquoi il est important de ne pas occulter la biodiversité, en particulier quand on parle de climat ou de politiques urbaines.

Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé plusieurs expert·es :

  • Nirmala Séon-Massin, directrice de l’expertise au Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN)
  • Joël Amossé, responsable du groupe nature en ville, et Damien Carat, responsable d’études biodiversité en ville au Cerema
  • Agnès Hallosserie, responsable département Coordination européenne et internationale, et Robin Goffaux, chargé de mission « biodiversité et agriculture » et co-point focal national pour le SBSTTA de la Convention pour la diversité biologique (CDB), à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB)

Lisez la première partie ici.

Pourquoi cette période est particulière pour la biodiversité ?

« Les cadres globaux, discutés pour fixer des objectifs communs dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique, ont des échéances dans les années rondes, expose Nirmala Seon-Massin du Muséum National d’Histoire Naturelle. Il y en avait une première en 2010, et 2020 était le moment de faire le bilan des objectifs d’Aïchi fixés par la convention, de définir un nouveau cadre pour 2050 avec un point de passage à 2030 ». Une échéance repoussée par la pandémie mondiale.

La Convention sur la diversité biologique (CDB) est née du Sommet de la Terre de Rio en 1992. Elle a trois objectifs : « la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de la diversité biologique et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques ». Les « Parties » (les États signataires) s’étaient mises d’accord en 2010, lors de la COP10 de Nagoya (Japon), sur un plan de 10 ans sous la forme des 20 « Objectifs d’Aichi ».

« On termine cette décennie, sur un constat d’un échec de la CDB à stopper l’érosion de la biodiversité, déplore Agnès Hallosserie de la FRB. Avec les récents rapports de l’IPBES, créé en 2012, il y a une convergence d’éléments qui alertent sur l’urgence à agir maintenant. Pour le nouveau plan, il faut vraiment qu’on arrive à changer les choses ». « Il y a une mobilisation sans précédent autour de la question de la biodiversité, note Nirmala Séon-Massin, l’Union européenne a d’ailleurs publié sa stratégie dès 2020 dans l’optique d’engager la dynamique à la COP ».

Mais avant de discuter de l’ancien et du nouveau cadre lors de la COP15 de Kunming (Chine), la séquence 2021-2022 a débuté à Marseille.

Que s’est-il passé à Marseille en septembre ?

En septembre dernier a eu lieu le Congrès Mondial de la Nature de l’UICN (l’Union internationale pour la conservation de la nature). « L’UICN compte 1 400 membres : États, agences publiques, ONG,…, où tout le monde a la même voix, explique Nirmala Séon-Massin. Son rôle est de créer une forte dynamique avec ses engagements et ses motions, et de travailler sur un fond technique qui aide à fournir un diagnostic, avec par exemple la liste rouge des espèces menacées ».

Organisé tous les 4 ans, cet évènement revêtait forcément une importance particulière à l’aube du nouveau plan global sur la biodiversité. « Le segment intergouvernemental sert de tour d’échauffement avant la COP, estime Agnès Hallosserie, en permettant aux États de proposer des sujets à l’ordre du jour ».

Malgré les restrictions sanitaires, il aura rassemblé 5 500 participant·es sur place, presque autant en ligne, et reçu 25 000 visiteurs dans les espaces « Génération Nature ». « La participation de politiques de très haut niveaux est un certain succès, des gens que l’on ne s’attend pas à voir à un Congrès de la Nature », applaudit Nirmala Séon-Massin, citant en plus du président français le premier ministre grec, le vice-président de la Commission européenne, le président du Conseil européen ou encore la directrice de la Banque centrale européenne.

Les engagements pris sur place ont eux été reçus avec prudence. « Ils restent très macros, sans dispositif de contrôle. Il va falloir attendre de voir comment ils vont se traduire en actions, en espérant qu’ils créeront une dynamique pour la COP », juge la directrice de l’expertise du Museum. Robin Goffaux se réjouit de son côté de la déclaration du monde économique, qui commence à se saisir du sujet. Le Manifeste de Marseille, sur lequel a débouché le Congrès, déclare notamment que « Des activités humaines insoutenables pour la planète continuent d’aggraver la situation, menaçant non seulement notre propre survie mais aussi la possibilité même d’une vie sur Terre », et que « La «réussite» économique ne saurait plus se faire aux dépens de la nature », réclamant des réformes systémiques. Un pas vers le « mainstreaming » de la biodiversité, c’est-à-dire sa prise en compte dans toutes les décisions et à tous les niveaux, un cheval de bataille de la FRB.

Plusieurs engagements du Manifeste de Marseille raisonnent à l’échelle grand-parisienne comme l’expliquent Joël Amossé et Damien Carat du Cerema :

  • L’UICN déclare que « l’action locale est un puissant outil pour le changement », appelant les citoyen·es à agir à leur niveau. On peut citer à Paris, le permis de végétaliser, les sciences participatives notamment développées par le MNHN qui se basent sur un protocole scientifique simple et reproductible pour recenser les espèces, et en Île-de-France la réunion citoyenne du « CAC 40 en Marne et Gondoire » qui vise à impliquer les habitant·es dans la transition écologique du territoire.
  • Elle s’engage à assurer « la promotion des investissements en faveur de la nature », ce qui fait écho aux aides à la désimpermébilisation des sols de l’Agence de l’Eau Seine-Normandie, au projet Life intégré ARTISAN (Accroître la Résilience des Territoires au changement climatique par l’Incitation aux Solutions d’Adaptation fondées sur la Nature) porté par l’Office Français de la Biodiversité et auquel le Cerema contribue, au programme Nature 2050 lancé par la CDC Biodiversité ou encore à l’action de l’ADEME pour des territoires « zéro artificialisation nette ».
  • Elle entend œuvrer « pour une transition vers une économie respectueuse de la nature », la ville pouvant contribuer à changer les modes de production agricoles en développant l’agriculture urbaine, via notamment les appels à projets des Parisculteurs.
  • Elle appelle à ce que 30 % de la planète fasse l’objet de mesures de protection, comme c’est le cas de plusieurs sites en Seine-Saint-Denis.

Qu’est-ce qui se jouera à Kunming ?

La prochaine étape de cette séquence, qui décidera du nouveau cadre mondial sur la biodiversité, se déroulera à Kunming. Cette ville du Yunnan, dans la partie sud de la Chine, accueillera la 15e Conférence des Parties de la CDB du 25 avril au 8 mai 2022, après une première session principalement en distanciel en octobre dernier, à l’issue de laquelle les États ont adopté la « Déclaration de Kunming ». 17 engagements généraux, sans objectifs chiffrés, qui ont le mérite de fixer l’ambition d’inverser la chute de la biodiversité d’ici 2030 et de poser plusieurs sujets sur la table qui seront débattus dans quelques mois : « mainstreaming » de la biodiversité, réorientation des investissements, solutions fondées sur la nature, soutiens financiers et technologiques, rôle des populations autochtones…

Le premier enjeu de cette COP est vraisemblablement de tirer les leçons de l’échec du plan précédent, puisqu’aucun des objectifs d’Aïchi n’a été atteint (au mieux partiellement). Même si Nirmala Séon-Massin évoque quelques avancées comme l’augmentation de la surface des zones protégées, le ralentissement de la déforestation et la restauration de certaines populations de poissons, sans lesquelles le taux de destruction des populations aurait été multiplié par 2. Pour elle, le plan était trop flou, avec des « objectifs parapluies » très larges qui en disent peu sur les actions à mener par chaque Etat. Robin Goffaux pointe de son côté la mise en œuvre, qui a pâti de l’absence de mécanisme pour appuyer les objectifs et du manque de ressources mobilisées.

« L’examen des Objectifs d’Aichi pour la biodiversité (…) montre clairement que selon les tendances actuelles et les progrès accomplis dans la réalisation des buts du Plan stratégique, si nous continuons à maintenir le statu quo, il ne sera plus possible de réaliser la Vision 2050, avec de graves conséquences ». Extrait du 5e rapport de l’ONU sur les Perspectives mondiales de la diversité biologique

Les deux expert·es de la FRB estiment d’ailleurs que la question des financements sera centrale dans les négociations de la COP15, aussi bien pour soutenir des initiatives et des projets que pour supprimer ou réorienter les subventions néfastes (certains mécanismes de la Politique Agricole Commune, subventions aux énergies fossiles…). La coopération internationale, à travers des aides mais aussi des transferts de compétences et de technologie, sera bien entendu à l’ordre du jour, avec des jeux d’acteurs entre les pays du Nord qui demandent aux pays du Sud de préserver leur capital naturel, alors que ceux-ci comptent dessus pour se développer. Un autre type d’acteur sera à considérer : les populations autochtones et communautés locales, qui sont de plus en plus mentionnées dans les derniers sommets et rapports d’expertise. « Après 500 ans à imposer notre vision du monde, aux dépends des autres modes de vie, nous nous rendons compte que les autres ont des choses à nous apprendre » déclare Nirmala Séon-Massin.

Cette dernière évoque également la montée du concept de « zéro pertes nettes » ces dernières années (soit compenser toutes les altérations : sols, biodiversité, etc.). L’experte s’attend à ce que le concept ait une place de choix dans le nouveau cadre. Elle appelle à la vigilance : « si vous détruisez la Joconde, vous pouvez faire un tableau avec les mêmes couleurs mais vous n’aurez pas la Joconde. De même, vous ne pouvez pas recréer un écosystème de quelques centaines voire milliers d’années ». La compensation doit donc rester la solution de dernier recours, dans la démarche « Éviter, réduire, compenser ». L’objectif emblématique de protéger 30 % de la planète d’ici 2030, défendu par de nombreux États à l’ONU, sera lui au centre des discussions, sachant que la déclaration de Kunming ne l’a pas repris à son compte. Les expert·es s’accordent enfin sur la nécessité de changer de modèles de production et de consommation, en les repensant au prisme de leur impact sur la nature. Cela nécessiterait que la prise de conscience affichée à Marseille aboutisse à des engagements forts à Kunming et déclinés en actions concrètes du niveau mondial au niveau local. Un vaste chantier qui vivra en 2022 un moment décisif.

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